Partir dans les étoiles
Vassili Aleksandr Badassinov était curieux, énormément curieux. Cette curiosité l’avait mené là où il était, à regarder par le hublot la Terre qui lui offrait le plus merveilleux des spectacles. Un feu d’artifice pour l’esprit et un moment de joie devant la vision magnifique du berceau de l’humanité. L’instant fut bref… et regrettable.
Vassili avait attendu ce moment toute sa vie. Les exploits réalisés par ses prédécesseurs — Youri Gagarine, Valentina Vladimirovna Terechkova, Laïka et tant d’autres héros — avaient bercé son enfance. Ce jour de 1957, alors que petit garçon assis devant la télévision familiale dans sa Sibérie natale, il avait assisté au lancement de Spoutnik 1, Vassili avait décidé, à ce moment précis, de son avenir : il serait cosmonaute.
Et rien ne pouvait présager qu’il réussirait à entrer dans la prestigieuse « Samara National Research University » pour y faire de hautes études en ingénierie spatiale. Personne, dans son petit village, n’aurait cru qu’il s’envolerait, trente-cinq ans plus tard, pour l’espace et la gloire. Même lui avait été assailli par le doute à de nombreuses reprises. Sa femme Yevpraksiya, qui ne l’était pas encore à l’époque, l’avait soutenu à chaque instant. La curiosité dont faisait preuve Vassili était son moteur ; apprendre, son carburant. Alors il avait travaillé dur pendant de nombreuses années pour atteindre son but.
Il avait obtenu deux doctorats, en astrophysique et en ingénierie supérieure. Ses performances comme pilote du prestigieux Mikoyan-Gourevitch (MiG‑23) surpassaient celles des meilleurs pilotes américains en de nombreux points. Vassili attendait depuis longtemps de pouvoir, un jour, rejoindre les étoiles et le panthéon des héros de la patrie. Son parcours atypique avait attisé l’intérêt du grand Mstislav Vsevolodovitch Keldych, mathématicien de génie et coordinateur du projet Luna, qui décida de l’intégrer au programme.
De nombreuses années de recherche et un entraînement intensif préparèrent Vassili Aleksandr Badassinov à l’accomplissement de son rêve. Il reçut, un beau matin hivernal, le courrier tant attendu, estampillé d’un « TOP SECRET » à l’encre rouge. Son cœur s’emballa à chaque ligne parcourue, annonçant son départ pour l’espace dans les deux prochaines années. Beaucoup de candidats, aussi talentueux que lui, subirent un entraînement drastique, mais sa soif d’espace et sa fidélité sans faille à la cause l’emportèrent sur tous les autres.
Les Américains avaient réussi à se poser sur la Lune, mais ils s’en étaient aussitôt désintéressés, préférant faire tourner en rond leurs astronautes autour de la Terre. Quelle perte de temps et d’argent, pensa Vassili en souriant. Mais cet exploit des capitalistes avait chamboulé les plans de l’état-major. Le projet Luna fut compromis et faillit être abandonné. Heureusement pour la curiosité de Vassili et pour la gloire de la nation, un haut responsable remit en route le projet secret : Luna II, dont faisait désormais partie Vassili Aleksandr Badassinov.
La construction secrète et la mise en orbite de la station MIR II avaient pris une quinzaine d’années. Le revêtement spécial qui couvrait la carlingue — destiné à la rendre invisible à toute détection — avait été un succès sans précédent.
Enfin, après quelques difficultés mineures et plusieurs jours de voyage, il était confortablement installé devant le hublot de la station MIR II, en orbite géostationnaire autour de la Lune, à contempler sa magnifique planète natale. Le décollage avait été bien plus brutal qu’il ne l’avait rêvé toute sa vie, mais terriblement grisant. La sortie de l’attraction terrestre l’avait libéré d’un poids qu’il semblait porter depuis toujours. Il était libre. Libre des contraintes du monde, libre d’être ce qu’il avait toujours voulu être : libre d’écrire son nom dans l’histoire de la conquête spatiale.
Le moment de prendre le relais de son compatriote Sergueï Yakov Bolossinov dans la station ultrasecrète MIR II avait rempli de joie les deux cosmonautes. L’un retournait sur Terre après deux ans d’isolement total, et l’autre allait assouvir sa curiosité et ses rêves d’enfant. Après le verre de vodka traditionnel, et selon le protocole prévu, Sergueï donna les instructions quant au bon fonctionnement de la station. Ils ne passeraient que très peu de temps ensemble : quelques heures tout au plus. Après le départ de Sergueï, Vassili se retrouverait seul pendant deux années, sans contact radio avec la Terre. Son quotidien, fait d’expériences et de découvertes, lui promettait de nombreuses aventures à raconter plus tard, et ferait de lui un héros de la nation.
Vassili jubilait. Enfin seul, il s’installa devant le hublot panoramique, où il contemplait la Terre, les yeux remplis de larmes de joie. Il connaissait par cœur le moindre détail de la station MIR II, ayant participé à sa conception, et ne comprit pas vraiment ce que lui disait son compatriote en s’éloignant dans la capsule de retour. Les enceintes recrachèrent dans le poste de commandement la dernière phrase de Sergueï :
— Camarade… CCCRRRrrr, n’oublie CCRRRrrr pas CCCRRRrrr au bou CCCRRRrrr bl… CCCRRRrrrr… Ris CCCRRRrrr des CCCRRRrrr de la CCRRRre… Bon Cou CCCRRRrrr…
Vassili ne fit guère attention aux propos de son prédécesseur, tellement absorbé par la beauté du spectacle. La Terre commençait à disparaître derrière l’horizon de la Lune, forçant Vassili à coller son visage contre le verre de quartz. Il ne voulait pas interrompre cet instant magique. Alors, flottant en gravité artificielle, il se dirigea vers le poste de commande afin de donner un petit coup de pouce au destin en réalignant la station. Il ne voulait rater aucune seconde de son rêve éveillé.
Devant le tableau de bord, il appuya sur plusieurs boutons, donnant de petits à-coups aux réacteurs d’appoint pour ramener la station dans un meilleur angle de vue. La Terre se redessina dans le hublot, rendant à Vassili la joie éprouvée.
Cela faisait maintenant quatre mois qu’il avait pris possession de la station, organisant ses tâches avec minutie. Son programme consistait à préparer l’installation au long terme d’une colonie sur la Lune. Sa mission devait rester secrète, afin d’éviter toute ingérence des États-Unis et des autres nations. D’autant que les tensions internationales entre sa patrie et le reste du monde prenaient une tournure inquiétante. Les derniers mots de Sergueï résonnaient parfois dans sa tête, mais les tâches quotidiennes lui prenaient tout son temps.
Vassili avait cependant d’autres soucis. Il avait découvert un bouton inconnu de lui. Il avait pourtant participé à l’élaboration de la station, mais aucune fiche technique ne faisait mention de ce bouton bleu. Sergueï lui avait dit quelque chose à son sujet, mais Vassili n’était pas sûr d’avoir bien entendu. Chaque jour qui passait n’avait fait qu’attiser sa curiosité, l’entraînant à oublier certaines expériences secondaires, perdu dans la recherche et la résolution du mystère qui le hantait.
Le quatre cent cinquante-septième jour de sa présence sur la station commença par un réveil douloureux. Il bâilla et se gratta la barbe qui lui démangeait le menton. Il urina dans son scaphandre, puis, volant à travers la section de recherche, se dirigea vers la soute afin de reprendre ses investigations sur le mystérieux bouton qui le rongeait depuis si longtemps. Plusieurs fois, il avait pensé appuyer dessus, mais la peur d’une autodestruction l’avait, jusqu’à présent, retenu. Vassili avait démonté une grande partie de la station — du poste de commandement jusqu’à la zone d’accostage — abandonnant peu à peu le but de sa mission et, par la même occasion, son hygiène corporelle.
Seuls tournaient encore quelques systèmes vitaux : les recycleurs d’air et d’eau, une partie du réacteur nucléaire, et quelques lumières avaient échappé au désossage de MIR II. Maintenant, il devait s’attaquer aux soutes, suivre les câbles qui partaient de l’étrange bouton vers une destination inconnue, au cœur de son antre spatiale.
Le cosmonaute repoussa d’une main crasseuse les pièces électroniques démontées qui dansaient un ballet vertigineux dans les couloirs de la station. S’accrochant aux barreaux de l’échelle menant aux soutes, il jeta un regard à l’état délabré des lieux et décida d’en finir avec tout ça. Il n’en pouvait plus. La curiosité qui le faisait avancer autrefois le rongeait désormais de l’intérieur ; il se rendait compte de sa folie.
Vassili Aleksandr Badassinov remonta à grande vitesse les coursives, en direction du poste central. Il flottait comme dans un rêve, avançant droit vers son but. Le tableau de bord, complètement démonté, trônait au milieu de la petite pièce, où le mystérieux bouton bleu lui riait au nez. Il regarda l’horizon par le hublot panoramique, admira le lever magnifique de la Terre, et, sans réfléchir, appuya sur le bouton — assouvissant des mois de curiosité.
Rien ne se passa. Vassili appuya de nouveau, plusieurs fois. Rien. Pas un cliquetis, pas un signal. Non, pensa-t-il…
— Non, ce n’est pas possible ! Je suis devenu fou ou alors… ou alors c’est un test ! Un test pour voir si je suis capable d’aller sur la Lune… Non, il y a sûrement un truc…, cria-t-il dans le silence environnant du vide spatial.
Dans son désespoir, il lui fallut plusieurs minutes avant de remarquer les petits clignotements lumineux venant de l’extérieur, qui imprimaient son ombre sur les parois du poste de commandement. Il tourna la tête vers le hublot et fronça les sourcils. De tout petits éclairs apparaissaient sur la surface de la Terre. Il voleta vers la vitre et colla son visage contre elle, comme pour mieux voir. Les impacts des armes nucléaires, tachant la surface magnifique de la planète bleue, offraient à Vassili un spectacle horriblement merveilleux. Ses lèvres tremblaient encore, quand le sel de ses larmes y coula. Il ne comprenait pas ce qu’il voyait.
— Non… noooon… ce n’est pas possible… ce n’est pas vrai !
Son cri de désespoir se transforma en hurlement de folie quand lui revinrent à l’esprit les mots prononcés par Sergueï lors de son départ :
— Camarade, n’oublie pas… Ne touche pas au bouton bleu… risque de destruction de la Terre… Bon courage…
конец…