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Ancienne vallée glaciaire envahie par les eaux marines (surtout en Scandinavie, en Écosse).

Va là ! Là ! (PART 1)

Va là ! Là ! Oui là ...

La nuit glacée, sans lune, n’était troublée que par des rires et des chants provenant d’une petite cité de bois, lovée au fond d’un fjord quelconque. La petite flotte de Dreki, amarrée au port, grinçait au gré des remous. Les mâts disparaissaient dans la brume qui descendait dans le fjord depuis les hauteurs enneigées. La lumière des torches perçait faiblement l’obscurité hivernale, projetant les ombres des veilleurs sur les murs des maisons. Les vociférations venaient d’une longue maison de bois et de pierre, située au centre de la petite cité : la Skáli royale.

La chaleur de la grande salle contrastait avec la froideur de l’hiver. Une trentaine de femmes et d’hommes buvaient, riaient et chantaient, tantôt assis, tantôt debout autour d’une longue table surchargée de victuailles et de boissons fortement alcoolisées. Le brouhaha ambiant laissait entendre le récit d’une bataille victorieuse entre les guerriers du clan Víkingr et un groupe de pillards d’un autre clan. Piochant allègrement dans les plats de viandes rôties, de fèves et autres nourritures, chacun se vantait de multiples exploits sanglants et héroïques. Certains noyaient la perte d’un compagnon ou d’un mari dans les festivités et dans une ale trop chaude, maintenant festoyant au Valhöll.

Trônant en bout de table, le puissant Jarl Zverg Badasson souriait de toutes ses dents. Le combat avait été facile : les pillards étaient moins nombreux que prévu, et la surprise de son attaque avait été fulgurante. Zverg but une longue gorgée d’hydromel, rota et promena son regard plein de fierté sur son clan. La blessure à son bras droit le faisait légèrement souffrir, et il grimaça. La plaie n’était pas profonde, et le contenu de son gobelet atténuait la douleur. À ses côtés se tenait son épouse, Daghild, emplie de sagesse et de bravoure sur le champ de bataille. Elle choyait leur premier-né, un beau mâle qui deviendrait un digne héritier, Alvfinn le bien-né.

À droite de Daghild, se trouvait Eiric « Brise-crânes », son plus fidèle compagnon, qui chantait à la gloire du grand Óðinn, père des pères. À gauche, se saoulait le grand Yngvi Bolosson, fier guerrier et bon conseiller. Les gobelets d’écorce furent levés pour célébrer la grandeur de leur Jarl. Les festivités dureraient une bonne partie de la nuit, et nombreux seraient ceux à avoir mal à la tête à l’aube.

Soudainement, Zverg sembla chercher quelqu’un ou quelque chose à travers la foule attablée. Ses yeux se plissèrent, comme pour percer la pénombre ambiante. Il scrutait les tentures qui séparaient la salle de banquet de ses appartements privés. Le Jarl grommela d’agacement et hurla en direction d’une zone d’ombre :

— OLAF ! OLAAAF ? T’es où, espèce de petit ragr ?

Quelques personnes tournèrent la tête vers la cible des interjections. Sortant de l’ombre, fendant l’assemblée, l’homme interpellé se dirigea lentement vers le trône.

— Tu es là, kúkalabbi… tonitrua le Jarl en direction du malingre bonhomme.

Olaf était petit, laid et vicieux. La brute enivrée qui l’interpellait n’était autre que son bâtard de frère. Les regards méprisants qu’ils échangèrent l’espace d’une fraction de seconde se diluèrent dans l’ambiance d’ivresse qui emplissait la Grande Skáli, et personne n’y prêta attention.

Zverg accueillit l’erreur vivante de leur père avec toute la tendresse brutale dont il était capable, frappant son méprisable demi-frère à l’épaule gauche. Olaf recula sous le choc, serrant les dents et fuyant le regard de son frère. Il alla s’asseoir sur le tabouret inconfortable que lui tendait une jeune thrall, juste derrière le Jarl.

— Que faisais-tu dans l’ombre à pratiquer la Seiðr noire ? Viens ici ! Apporte-moi le plateau de Hnefatafl ! J’ai envie de jouer ! hurla le puissant Zverg Badasson pour couvrir le brouhaha ambiant, en direction de son demi-frère.

Les rires et les chants diminuèrent d’intensité. Les convives connaissaient bien la haine qui consumait les deux hommes. Le chef de clan secoua et poussa brutalement Yngvi Bolosson, qui ronflait de bonheur, pour faire de la place à Olaf et commencer une partie de son jeu favori. Yngvi, grognant, sursauta de son rêve éthylique, frotta ses yeux et attrapa une coupe de vin qu’il vida brusquement, évitant de justesse de renverser une partie des victuailles et autres ustensiles qui se trouvaient devant lui. Il s’écrasa contre le torse velu d’un berserkr alcoolisé prénommé Gunnar Björn, dit « L’Ours ». La chope renversée éclaboussa le torse velu de l’ours enivré.

Un silence se fit dans la Grande Halle, dans l’attente d’une réaction entre les deux hommes. Les brutes échangèrent un regard flou, puis éclatèrent d’un rire gras, suivi d’un regain de festivités, dans un éclat de rire général.

Profitant du tumulte, Olaf avait disparu parmi les hôtes tel Jörmungand, le serpent géant. Zverg cracha au sol pour conjurer le mauvais sort qu’il soupçonnait d’avoir été lancé par la perfide créature familiale. Il avait lavé dans de glorieuses batailles le goût amer de la honte engendrée par leur père, mais ne pouvait se résoudre à s’en débarrasser. Olaf Minusson ne serait jamais un grand guerrier. Les portes du Valhalla lui seraient fermées, alors que Zverg, lui, entrerait en héros, accueilli en égal par les dieux. Il viderait des fûts de vin divin et dégusterait les meilleurs mets en compagnie de Thóor et Tyr. Sa vie de gloire et de batailles le préparait au Ragnarök, et rien au monde ne se mettrait sur sa route, surtout pas cet abruti de demi-frère.

— Olaf le fangeux ! Viens là, oui, là, à mes côtés, et reste tranquille. Pose le plateau ! cria-t-il en direction de la silhouette qui réapparut soudainement devant lui.

Olaf ravala sa rage. Soumis, il déposa sur la table le plateau de Hnefatafl et commença à placer les pièces de bois et d’os sur les cases. Zverg riait lors de ses cinq premières victoires contre son frère bâtard, mais l’ivresse qui se faisait sentir et la haine qu’il éprouvait envers l’autre fils de leur père, le grand Jarl Jorunn Badasson, commençait à le faire douter. À la neuvième victoire écrasante, il perçut un léger sourire sur le visage malformé de son demi-frère. « Mais quelle fourberie prépare encore Olaf ? » se demanda-t-il dans les méandres embrumés de son esprit. Énervé, frustré et enivré, il balança loin de lui les pièces et le plateau de cuir, gâchant son plaisir.

Il reporta alors son attention sur le clan qui festoyait. Certains rêvaient déjà d’entrer dans les cuisines d’Andhrímnir, aux portes de Valhöll. D’autres profitaient des charmes des jeunes thralls, et certains mesuraient leurs forces au bras de fer. Son épouse et leur descendant avaient pris congé depuis une bonne heure. Il sourit, fier de son clan, fier de ses compagnons, fier de lui…

« Mais où est encore passé ce petit ragr d’Olaf ?! »

La nuit glacée, sans lune, n’était troublée que par quelques rires et chants marmonnés provenant de la petite cité de bois, lovée au fond du fjord. La petite flotte de Dreki, amarrée au port, grinçait toujours au gré des remous. Les mâts disparaissaient complètement dans la brume qui avait fini sa descente depuis les hauteurs enneigées. La lumière d’une torche perçait faiblement l’obscurité hivernale, ne projetant plus que l’ombre d’un veilleur insomniaque sur les murs de la Skáli royale, d’où provenaient les chuchotements des derniers festoyeurs.

Zverg, grand Jarl vainqueur des pillards, se leva tant bien que mal. Il rit en pensant qu’il était plus à l’aise sur son Dreki que bourré dans son propre fief. Enjambant les corps enivrés de ses compagnons, il avança vers la sortie de la Skáli. Il attrapa une chope d’hydromel accroché aux doigts d’un guerrier endormi, but une longue gorgée, resserra sa cape de fourrure autour de lui, et poussa les grandes portes.

Un froid glacial le cueillit de plein fouet, faisant grommeler la plupart des convives. Il referma derrière lui et tendit la chope à moitié vide au seul garde encore éveillé, qui la vida d’un trait. Le brasero installé à l’entrée de la maison longue ne diffusait de chaleur que sur quelques mètres, et sa lumière n’allait guère plus loin. Zverg frissonna, tourna la tête vers le garde emmitouflé dans une grande cape de fourrure grise. Il lui fallut plusieurs minutes pour reconnaître Viggo, un compagnon de son père et vaillant guerrier.

— Belle bataille ! dit Zverg Badasson, en rapprochant ses mains gelées au-dessus du brasero.

Une bourrasque d’air glacé fit chanceler les flammes, surprenant Zverg un instant. Il n’entendit pas la réponse de son compagnon skáld.

— Je disais : belle batai…

Un cri strident retentit, suivi d’un brouhaha venant de la Skáli, faisant oublier au Jarl le reste de sa question. Zverg se précipita vers les doubles portes lorsqu’elles s’ouvrirent devant lui avec fracas. Il lui fallut quelques secondes pour que ses yeux s’habituent à la transition entre l’obscurité extérieure et la faible lumière intérieure. Le vent hivernal s’infiltrait dans la moindre ouverture, glaçant la peau de Zverg Badasson, grand Jarl du clan Víkingr, mais ce n’était rien comparé à la morsure glaciale qu’il ressentit dans son âme face à la vision qui l’attendait.

Au milieu de la pièce, ses deux plus fidèles frères d’armes tenaient respectueusement les corps sans vie de ses proches. Eiric « Brise-crânes », le visage trempé de larmes, portait délicatement le corps sans vie de Daghild, sa bien-aimée, la gorge tranchée. Le sang qui avait coulé sur la tunique de soie, cadeau de leurs noces, transformait cette vision en un tableau d’horreur. Zverg resta figé un instant, les larmes gelées sur son visage, incapable de détourner les yeux.

À quelques pas de là, Yngvi Bolosson, habituellement aussi dur que l’acier, pleurait lui aussi de chagrin. Serrant contre lui le petit corps sans vie d’Alvfinn, enveloppé dans un linge imbibé de sang, il ne pouvait contenir sa douleur.

Le vent hurlait au dehors, couvrant les cris de douleur du Jarl. Ignorant les corps de ses bien-aimés, le visage durci par la rage et la peine, les larmes coulant abondamment sur ses joues, Zverg bouscula la petite foule attroupée devant les portes de la Skáli. Aucun membre du clan n’osa l’arrêter, leurs regards baissés vers le sol.

Il s’avança dans la salle, le souffle court, son regard noir fixé sur la grande table encombrée de restes de victuailles et de bouteilles vides. D’une voix grave, il hurla :

— OLAF ! OLAAAAAF !!! Fils de chien, montre-toi !

Le silence s’installa brutalement dans la salle, les quels convives encore présent cessèrent de festoyer, figés dans la crainte. Tous savaient que Zverg ne laisserait pas cet acte impuni. Il parcourut la salle du regard, cherchant la silhouette détestée de son demi-frère.

Aucun signe d’Olaf.

Le Jarl, en proie à une fureur grandissante, renversa une table proche de lui, envoyant voler coupes et plats. Son cœur battait la chamade, sa respiration se faisait de plus en plus difficile.

Alors qu’il s’apprêtait à continuer sa recherche frénétique, il aperçut un mouvement à l’entrée de la salle. Une ombre se détacha lentement des autres, glissant parmi les corps encore enivrés et les convives paralysés. Olaf, toujours aussi sournois, sortait de l’ombre.

Le regard de Zverg s’embrasa de colère. D’une voix grondante, il rugit :

— OLAF, fils de traître ! Qu’as-tu fait ?!

Le demi-frère s’arrêta net, fixant Zverg avec une lueur indéchiffrable dans ses yeux sombres. Le silence régnait dans la salle, comme si tout le monde retenait son souffle.

Zverg fit un pas en avant, prêt à l’étrangler de ses propres mains. Mais quelque chose dans l’attitude d’Olaf le fit hésiter. Un sourire glacial apparut sur les lèvres d’Olaf, presque imperceptible dans la pénombre.

Zverg gronda à nouveau, cette fois-ci plus hésitant :

— As-tu osé… tuer ma…Daghild ? Mon fils… Alv… ?

Olaf, tout sourire ne répondit pas immédiatement. Il leva lentement les mains, les paumes ouvertes, dans un geste de soumission apparente et d’incompréhension narquoise.

— Je n’ai rien fait, mon frère, dit-il calmement, avec cette voix traînante qui faisait bouillir le sang de Zverg de colère.

Zverg, emporté par une rage aveugle, se rua sur Olaf sans plus attendre. Sa main, aussi large qu’un bouclier, chercha la gorge de son demi-frère, mais Olaf, vif comme un serpent, glissa hors de portée. La brute frappa la table du poing, envoyant valser des coupes et des plats, son cri de fureur résonnant dans toute la Skáli. Les convives, pétrifiés, reculaient lentement, laissant un espace autour des deux frères prêts à en découdre, le bruit des festins et des chants remplacés par un silence lourd.

Olaf, esquivant les frappes puissantes de Zverg, souriait sournoisement. Il n’avait jamais été un grand guerrier, mais il connaissait les failles de son demi-frère comme personne. Se faufilant agilement, il profita d’un instant de déséquilibre pour dégainer une lame fine et effilée cachée sous sa tunique. Zverg, aveuglé par sa fureur, ne vit pas le coup venir, et la lame trancha la chair de son flanc. Un filet de sang jaillit, éclaboussant les planches de bois, et le Jarl rugit de douleur.

Mais loin de l’affaiblir, cette blessure attisa sa soif de vengeance. D’un revers fulgurant, il agrippa Olaf par le bras et le projeta violemment contre la grande table. Le choc résonna comme un coup de tonnerre dans la salle, faisant vibrer les murs de la Skáli. Des jarres se renversèrent, des morceaux de viande tombèrent, tandis que la foule de guerriers retenait son souffle.

Olaf se redressa avec peine, son visage tordu par la douleur, mais un sourire macabre étirait toujours ses lèvres. « Est-ce tout ce que tu as, grand Jarl ? » cracha-t-il avec défi, son regard brûlant de malice.

Zverg, le souffle court, ses muscles gonflés de rage, ne répondit pas. Il bondit sur son demi-frère, prêt à lui briser le crâne de ses mains nues. Mais Olaf, plus fourbe que jamais, esquiva à nouveau. Sa dague s’enfonça cette fois dans les côtes du Jarl, et une douleur aiguë fit vaciller le géant. La morsure de la lame était implacable, froide comme la mort qui semblait déjà se rapprocher.

Titubant, Zverg leva une dernière fois son énorme poing. Son visage était déformé par la haine, mais ses forces l’abandonnaient. Olaf, profitant de l’ouverture, plongea sa lame dans le cœur de son frère. Le coup fut fatal. Zverg s’effondra sur ses genoux, son regard empli de haine et d’incompréhension, sa respiration se faisant rauque et laborieuse. Il tenta de parler, mais aucun son ne sortit de sa gorge. Dans un dernier râle, son corps massif s’abattit lourdement sur le sol de la Skáli, faisant trembler les planches sous le poids de la mort.

Olaf, le visage couvert de sang, resta debout quelques instants, tremblant, les yeux rivés sur le corps de son frère. La salle entière était figée, comme suspendue dans le temps. Mais à peine eu-t-il le temps de savourer sa victoire que ses jambes fléchirent sous lui. Ses genoux frappèrent le sol avec un bruit sourd. Zverg, même dans ses derniers instants, avait frappé juste. La force brute avait laissé une marque indélébile : la plaie béante au flanc d’Olaf suintait abondamment, la vie s’échappant lentement mais sûrement.

Olaf tenta de se relever, mais ses forces le trahirent. Sa respiration se fit haletante, et un filet de sang coula de sa bouche. Dans un ultime effort, il tenta de sourire, mais le goût amer de la défaite l’emporta. Il s’effondra à côté de Zverg, leurs corps se rejoignant enfin, comme deux ombres hantant les ruines de leur gloire. Le silence retomba dans la Skáli, seulement troublé par le vent glacial soufflant à travers les portes entrebâillées, portant avec lui l’odeur du sang vers les montagnes du Nord.

Ainsi moururent les deux frères, Zverg et Olaf, l’un emporté par la force, l’autre par la fourberie. Leurs destins s’achevèrent comme ils avaient vécu : dans la violence et le sang…

A Suivre (Part 2)