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Repose en paix

Le vieux bistro, avec ses murs jaunis par la fumée de cigarettes et ses tables bancales, avait quelque chose d’immuable. Comme un vestige d’un temps révolu, un de ces lieux où les minutes s’étirent et où les souvenirs semblent s’incruster dans les coins sombres. C’était un endroit où la vie stagnait, où même la poussière paraissait avoir renoncé à bouger. Même les rires avaient déserté ces murs, ne laissant que de vagues échos lointains.

La clochette de la porte sonna doucement et dans un bruissement de tissu, Eugène, un petit vieux du quartier, fit son entrée. Comme à son habitude, il se dirigea directement vers le comptoir, son pas lent, fatigué. Il s’installa sur son tabouret habituel, poussa un léger soupir puis tourna un regard terne vers le barman.

« B’jour William… Elle est toujours là ? demanda-t-il sans préambule. »

Derrière le comptoir, William – Willy pour les habitués – la quarantaine bien tassée, essuyait un verre avec cette précision machinale qui accompagnait chaque geste. Il releva à peine les yeux vers Eugène, hochant la tête sans grande conviction.

« Où veux-tu qu’Elle aille ? » répliqua-t-il sans lever le nez de son verre. La réponse s’était transformée en rituel, comme un automatisme entre eux, tout aussi usé que le mobilier du bistro. Il se remit à essuyer, même s’il n’y avait rien de plus à nettoyer. L’endroit vivait hors du temps, comme s’il se diluait dans une éternité où rien ne semblait pouvoir changer.

Eugène hocha la tête, mais ne répondit pas tout de suite. Il posa ses deux coudes sur le comptoir, croisant ses mains devant lui, contemplant ses vieilles phalanges déformées par l’âge et le labeur.

« Qu’est-ce que tu me sers aujourd’hui ? » demanda le vieil homme de sa voix grinçante, comme les vieilles charnières des portes du bistro.

Willy leva un sourcil, se penchant légèrement sur le comptoir.

« Comme d’habitude, Eugène. Un verre de rouge ? » Il tenait déjà la bouteille d’un Bordeaux millésimé de 1945 et deux verres…

Le vieux hocha la tête. « Pourquoi changer quand tout est pareil, hein ? On est là, on continue et pourtant rien n’avance. »

Willy sourit, un sourire las, presque absent. « Ah ça, si seulement Elle faisait son boulot. »

Le silence retomba. Eugène tambourina du bout des doigts contre son verre.

« T’crois qu’un jour, ça finira vraiment ? » murmura-t-il.

Willy fronça les sourcils. « La vie ? » Il eut un rictus. « Tout finit par se casser la gueule, Eugène. Sauf nous, visiblement. »

Eugène laissa échapper un rire, mais le son de son rire sonnait creux.

« Ouais, c’est bien ce que je me disais… C’est la vie qui nous fait peur, pas la mort. La mort… la vraie… c’était censé être un soulagement, pas ça… »

« Tu parles comme un philosophe aujourd’hui ? » interrogea Willy d’un ton sarcastique, tout en secouant la tête.

« Et moi je me dis que si on pouvait choisir, y’a longtemps qu’on aurait pris la porte de sortie, droit vers la lumière… Pschitt, c’est fini… » Continua le vieil homme.

Il but une gorgée de son verre, sentant le délicieux liquide réchauffer son corps meurtri avant de poursuivre :

« Mais cette foutue porte reste close. Et nous, on reste là à attendre. »

Le silence qui suivit pesa lourdement sur la pièce, entrecoupé seulement par le grincement des vieilles planches du plancher et le tic-tac de l’horloge. Willy baissa les yeux vers le verre d’Eugène. Une silhouette sombre, immobile dans le fond de la salle, attira son regard. Il détourna rapidement les yeux, comme si fixer cette ombre trop longtemps pouvait troubler quelque chose d’essentiel. Une présence pesante flottait dans l’air, imperceptible, mais bien là, comme un souffle qu’on n’ose déranger.

« Tu sais ce qui me tue, » reprit Eugène d’une voix morne, « c’est que plus rien n’a de sens. Tu imagines la dernière guerre, Willy ? Des soldats qui s’entre-tuent, pour rien. Aucun ne tombe vraiment, aucun ne meurt. Ils continuent de se battre, de se relever… encore et encore. Et pourquoi ? » Il secoua la tête avec une amertume teintée d’incompréhension.

Willy haussa les sourcils en silence, son visage grave.

« Et les hôpitaux ? Les malades s’entassent, mais personne ne meurt. Les corps se dégradent, les douleurs empirent… Mais y’a pas de fin. Ils pourrissent sur place, certains coincés dans des lits depuis plus de cent ans. À quoi bon soigner un monde qui ne peut plus mourir ? »

« C’est la vie qui est devenue la maladie, » souffla Eugène. « Avant, la mort c’était une issue. Une sortie de secours. Mais aujourd’hui… c’est juste un foutu enfer. »

Willy opina lentement du chef, ses yeux se perdant dans les bouteilles alignées derrière le bar.

« Et on traîne tous. Ceux qui souffrent, ceux qui veulent partir… y’a plus d’issue. Même les criminels… tu sais que les exécutions sont devenues une blague ? Ils les passent sur la chaise électrique et ils reviennent. Les gardiens sont obligés de les regarder dans les yeux chaque fois. Et eux, ils savent. Ils savent qu’ils reviendront encore et encore et ça les fait marrer. Des tarés… »

Eugène grimaça, imaginant la scène. « Et c’est censé être une punition, ça ? Se relever, recommencer ? C’est plus cruel que la mort elle-même. »

Le barman se pencha un peu plus en avant, appuyant son bras contre le comptoir. « La vie a toujours été dure, Eugène. Mais sans la mort, elle est devenue insupportable. »

Un silence lourd s’installa à nouveau. Eugène leva les yeux, observant le coin sombre du bistro où une silhouette encapuchonnée restait figée. Sa faux était posée négligemment contre le mur, mais il était difficile de savoir si elle avait vraiment servi un jour. Rouillait-elle vraiment ou était-ce l’éclairage blafard qui jouait des tours ? La silhouette restait immobile, comme absorbée par le poids du monde qu’elle avait cessé de porter.

Willy, sans un mot, se pencha sous le comptoir. Il en sortit une petite théière ébréchée et une tasse, qu’il remplit doucement avec un thé noir fumant. Chaque geste était précis, comme s’il s’agissait d’un rituel qu’il répétait sans vraiment y penser.

Eugène, les sourcils froncés, observa Willy en silence avant de briser le mutisme. « Et tu lui sers toujours ce thé, hein ? Tous les jours… »

Willy hocha la tête sans lever les yeux. « Tous les jours, Eugène. Depuis que je tiens ce comptoir. Elle ne le boit jamais, mais ça ne change rien. »

Un faible sourire effleura les lèvres d’Eugène. « Peut-être qu’un jour, elle acceptera de le boire. »

Willy haussa les épaules, il fit le tour du comptoir et avança vers le fond de la salle. Un froid mortuaire lui glaça l’échine lorsqu’il posa la tasse tremblotante sur la table, juste devant de la silhouette sombre. Le thé se mit à fumer légèrement, embaumant la pièce d’une senteur profonde, presque amère.

« Ou peut-être qu’elle attend que quelqu’un d’autre le boive à sa place. » Dit-il en regagnant sa place. Il jeta un coup d’œil furtif à la silhouette, toujours figée dans son mutisme éternel, la tasse de thé noir reposant tranquillement devant elle.

Eugène regarda la scène, son sourire s’étirant à peine. « Ce serait un drôle de jour, ça. Le jour où elle touche à ce thé. »

Willy secoua la tête, presque imperceptiblement, en retournant au comptoir. « Drôle, ou inquiétant… »

Un silence se posa à nouveau entre eux, lourd, interrompu seulement par le léger grincement du plancher sous les pas du barman. Le thé, quant à lui, continuait de fumer doucement, inerte devant la silhouette. Eugène leva son verre dans un geste simple, presque solennel.

« À… Elle… et à son thé noir. »

Willy leva aussi son verre, un sourire las sur les lèvres. « À Elle. Et à l’attente. »

« T’crois qu’Elle est déprimée ? » demanda finalement Eugène, brisant le silence de sa voix fatiguée.

Willy haussa un sourcil, sans oser vraiment regarder dans cette direction. « Déprimée ? Qui pourrait l’en blâmer ? Peut-être que tout cela n’a plus aucun intérêt pour elle. » Il esquissa un geste vague vers le coin sombre. « Après tout, elle reste là, sans bouger. Comme si elle attendait quelque chose. »

Eugène ne répondit pas tout de suite. Il tourna lentement la tête vers la silhouette, mais il n’y avait aucun signe de mouvement. Juste cette ombre, figée dans le temps, indifférente aux conversations et aux drames humains qui continuaient sans fin.

« Ou peut-être que c’est nous qui attendons… »

Les deux hommes restèrent silencieux, leur regard se portant instinctivement vers l’ombre immobile au fond de la salle. Elle était là, depuis des décennies, peut-être plus, mais personne n’osait plus vraiment la déranger. Parfois, un murmure traversait la pièce, une rumeur de quelque chose qu’on avait oublié, mais dont l’absence se faisait sentir à chaque instant. Et tout ce qu’elle laissait derrière elle, c’était une vie interminable, alourdie par son silence.

Eugène prit une gorgée de son vin, ses yeux se plissant légèrement comme s’il cherchait à comprendre un mystère insondable.

« Bah, on a tous eu notre chance, non ? On a vécu nos vies… On a aimé, détesté, trahi… Et maintenant on attend. Mais qu’est-ce qu’on attend au juste ? »

Willy passa un coup de torchon sur le comptoir, pensif. « On attend qu’Elle se réveille. Ou qu’on l’oublie, peut-être. »

« Oublier… Elle… » pointât du doigt Eugène, sans jamais prononcer son nom. « Quelle ironie… »

Ils restèrent silencieux un moment, chacun perdu dans ses pensées. Le bistro semblait encore plus calme que d’habitude, presque irréel.

« Tu te souviens de la dernière fois que quelqu’un est mort ? » demanda Willy, brisant le silence.

Eugène réfléchit, ses doigts tapotant doucement le verre. « Non… Mais ça devait être un sacré spectacle. Ça fait quoi… cent ans, deux cents ? »

Willy secoua la tête. « Quelque chose comme ça. Une éternité en tout cas. »

Un léger souffle de vent fit vibrer la clochette de la porte, mais personne n’entra. Le bistro, coupé du temps, était comme suspendu dans une bulle de mélancolie. Le jour tombait doucement à l’extérieur, projetant une lumière fade à travers les fenêtres poussiéreuses, alors qu’Eugène et Willy restaient absorbés dans leurs réflexions.

« Tu penses qu’un jour elle finira par se réveiller ? » demanda Eugène, la voix pleine d’un espoir désespéré. « Qu’elle décidera de reprendre son rôle ? »

Willy jouait nerveusement avec son verre, tournant la base en rond. « Qui sait ? Peut-être que l’humanité l’a simplement dégoûtée. Des millénaires à voir des gens se débattre, à regarder des guerres sans fin, des cris de souffrance. Elle doit être lassée, comme nous. »

Eugène haussa les épaules, un sourire triste aux lèvres. « Ouais… Tu sais, le temps, c’est un peu comme un bon vin. Il s’améliore, il se bonifie, mais à un moment donné, il devient vineux, amer, aigre. Les meilleurs souvenirs se transforment en fardeaux, et l’on se retrouve à les porter comme des chaînes. »

« Peut-être qu’elle a simplement perdu son sens du timing, » répondit Willy, un sourire ironique sur le visage. « T’as déjà pensé qu’elle attend peut-être que nous, on finisse par nous éteindre ? »

« Comme une vieille chandelle qui se consume lentement, » ajouta Eugène, avec un brin de sarcasme. « On fait tout pour rester allumés, mais la flamme ne fait que faiblir. »

Willy l’observa un moment, comme s’il voyait au-delà des mots. « Ça devient difficile de vivre sans fin, sans raison. Regarde, même les maladies ont perdu leur tranchant. On parle de guérisons impossibles, mais personne ne meurt. Les hôpitaux sont remplis de gens qui ne peuvent plus vivre pleinement. On s’accroche à la vie comme à une bouée, mais parfois, on oublie qu’elle est trouée. »

« C’est un peu cynique, non ? » murmura Eugène, pensif. « On est piégés dans une boucle sans fin. La vie devient un tourbillon de répétitions. Chaque jour, le même ennui, la même lassitude. Les gens se marient, font des enfants, et puis… rien. Ils vivent, se reproduisent, sans vraiment vivre. »

Willy hocha la tête, ses yeux rivés sur la silhouette au fond de la salle. « Tu vois là-bas ? » Il pointa du doigt la figure encapuchonnée, l’ombre immobile dans le coin. « Elle est un peu comme nous. Elle attend. Elle se morfond. Elle est désabusée. Mais au fond, elle reste là, imperturbable, à voir passer le temps. »

« Tu crois qu’elle s’ennuie aussi ? » lança Eugène, sa voix teintée d’ironie.

Willy éclata de rire, un rire qui résonna comme un écho triste dans le silence du bistro.

« Je parie qu’elle a des livres à lire. Peut-être qu’elle écrit un roman sur les âmes qui ne s’en vont pas. »

« Un roman ! Quelle idée ! » Eugène esquissa un sourire. « Imagine le titre : *La Mort qui ne sait plus mourir. * »

« Ou peut-être *Chroniques d’une dépression éternelle…* » suggéra Willy, un sourire moqueur aux lèvres.

Leurs rires s’éteignirent lentement, laissant place à un silence chargé d’une sombre compréhension. Chacun savait que cette absence de mort pesait lourdement sur le monde. Les guerres devenaient des cycles sans fin, les maladies n’achevaient plus leur œuvre. Les conflits se multipliaient, mais les victimes demeuraient. Les douleurs s’accumulaient sans répit, transformant l’humanité en une foule de corps vivants mais désespérés.

« Je me demande si ça ne va jamais changer, » murmura Eugène, les yeux perdus dans les méandres de ses pensées. « Peut-être que le monde a juste besoin d’une petite mort pour renaître. Une purge, une révolution. Sans ça, on va tous rester coincés ici comme des fantômes de notre propre existence. »

Willy laissa échapper un léger rire. « Une purge, tu dis ? Comme un bon vieux nettoyage de printemps ? Laissez les balais et les pelles, on va faire le ménage dans l’humanité. »

Eugène secoua la tête, un sourire amer sur les lèvres. « Non, pas comme ça. Juste un retour à la normale. Ce n’est pas la mort qui fait peur, c’est l’absence de sens. Quand la mort était là, au moins on savait pourquoi on se battait. On avait des raisons de vivre, de se battre. Maintenant, c’est juste… du bruit. »

Le silence retomba dans le bistro, lourd et pesant. La poussière dansait dans les rayons faibles de lumière qui traversaient les fenêtres sales, ajoutant à cette atmosphère figée, presque absurde. La Mort, dans ce coin sombre, délaissée par sa propre volonté, semblait sombrer dans une torpeur indéfinie.

« Cent ans, Willy. Cent cinquante ans environ, qu’on est coincés ici, dans ce foutu bistro. Dans ce monde de désolation…Que personne ne meurt plus. On attend, qu’Elle revienne parmi nous… Merde… » persiffla le vieux bonhomme.

Willy acquiesça lentement, ses yeux vagabondant sur les murs sales et les tables branlantes.

 « Ouais. Cent …ans. Et ça ne s’arrête jamais… »

Un frisson traversa l’air et Eugène leva les yeux vers le fond de la salle. La silhouette encapuchonnée restait immobile, perdue dans son propre monde de mélancolie. Était-ce là le symbole de leur impasse ? Une présence éternelle, spectatrice d’un monde qu’elle avait autrefois régi, mais dont elle ne pouvait plus se prévaloir ?

« Qu’est-ce qui nous reste à faire, alors ? » demanda Willy, un soupçon de désespoir dans sa voix.

Eugène haussa les épaules, comme si même cette question avait perdu son poids.

« Vivre en attendant que le monde change, je suppose. Tout en se demandant si un jour Elle se réveillera. »

Willy resta pensif. « Ou pas. Peut-être qu’elle s’est juste lassée de nous. Dans ce cas, il nous reste à vivre avec ça…Envoie ton verre, je te ressers… »

Les deux hommes restèrent en silence, chacun perdu dans ses pensées, tandis que la faible lumière faiblissante du bistro enveloppait lentement la scène d’une obscurité paisible. 

Dans ce lieu figé, la vie continuait à se dérober, la Mort assise depuis des siècles au fond de cette salle, bien que silencieuse, était toujours là. Un spectre qui n’en finirait jamais de se morfondre…

Fin, ou pas…