Louis Goupilius, soixante-quatorze ans, avait consacré cinquante-trois années de sa vie à l’entreprise familiale de confection de vêtements en cuir naturel, fondée par son arrière-arrière-arrière-arrière-grand-père, Cristobal Eugène Goupilius. Grâce à cette entreprise, la famille avait amassé une petite fortune et s’était forgée une solide renommée dans la région et au-delà.
Depuis son enfance, Louis avait grandi dans l’atelier de son grand-père, Eugène Louis Goupilius, absorbant les odeurs de cuir et les bruits de marteaux sur l’enclume. À la mort de son grand-père, son père, Louis Cristobal Goupilius, avait repris les rênes, et c’est tout naturellement que le tour de Louis était venu. À l’image de ses ancêtres, il dirigeait l’entreprise avec bienveillance et respect, veillant toujours sur ses employés comme s’ils faisaient partie de sa propre famille.
Pour Louis, l’entreprise n’était pas seulement une affaire de profit ou de production, mais une véritable communauté. Il connaissait chacun de ses employés par leur prénom, ainsi que les noms de leurs enfants, et même de leurs animaux de compagnie. Chaque matin, il saluait personnellement chaque personne qui franchissait les portes de l’atelier, s’assurant qu’elles allaient bien, prenant des nouvelles de leurs proches ou de leurs petits tracas du quotidien. Si l’un d’eux semblait préoccupé ou triste, il trouvait toujours un moyen de lui offrir quelques mots d’encouragement, un geste de soutien, ou une main tendue pour alléger le fardeau.
Lorsqu’un de ses ouvriers était malade, Louis envoyait des paniers de fruits, des fleurs, et des mots doux pour remonter le moral. À ceux qui connaissaient des difficultés financières, il offrait discrètement une aide, un prêt sans intérêt, ou parfois même des jours de congé payés pour les soulager. Il se faisait un devoir de ne jamais laisser qui que ce soit se sentir oublié ou isolé.
Physiquement, Louis n’avait rien d’impressionnant : il était maigre, chétif, et pas vraiment beau. Pourtant, son cœur était grand, et son humanité rayonnait. Jamais personne n’avait osé s’en prendre à lui, comme s’il exerçait sur les autres une étrange fascination. Louis possédait ce pouvoir mystérieux d’attirer les gens à lui, surtout les dames, qui semblaient le courtiser sans qu’il n’ait jamais eu à faire le moindre effort. Son attitude généreuse et altruiste inspirait le respect et l’admiration de tous ceux qui le côtoyaient.
Lors des fêtes de fin d’année, Louis organisait de grandes célébrations pour ses employés et leurs familles, transformant l’atelier en une salle de banquet illuminée de guirlandes. Il veillait à ce que chacun reparte avec un petit cadeau choisi avec soin, souvent personnalisé selon les goûts ou les besoins de la personne. Pour lui, cette générosité naturelle ne relevait pas de l’obligation, mais d’une profonde conviction : il croyait que le bien-être de chacun contribuait au succès de tous.
Sa femme, Marylou Goupilius, lui avait donné une ribambelle de descendants : dix-sept enfants, huit filles et neuf beaux garçons. Marylou était une femme d’une beauté remarquable, aux cheveux roux flamboyants et à la présence à la fois douce et puissante. Avec le temps, le nombre de petits-enfants n’avait fait que croître, assurant ainsi la continuité de sa lignée, ce qui rassurait le vieil homme. Marylou partageait son esprit généreux, et leur maison était toujours ouverte à ceux qui en avaient besoin. Ils accueillaient des voisins en difficulté, hébergeaient des amis de passage, et donnaient souvent plus qu’ils ne recevaient.
Mais, depuis peu, Louis sentait le poids des années peser plus lourdement sur ses épaules. Ses mouvements étaient devenus plus lents, ses mains tremblaient lorsqu’il maniait encore les outils de cuir, et ses yeux, autrefois vifs et perçants, semblaient chercher quelque chose au-delà des murs de l’atelier. Le temps de la retraite avait sonné, et il en avait pleinement conscience. Cependant, pour lui, cette retraite ne marquait pas la fin, mais plutôt le commencement d’un autre voyage, plus secret et plus ancien que l’histoire de l’entreprise familiale.
La lune décroissante s’élevait dans le ciel nocturne, et Louis sentait son cœur battre plus fort dans sa poitrine. Il se remémorait les paroles de son père, murmurées dans le silence de la nuit, loin des oreilles indiscrètes : « Quand viendra l’heure, tu retourneras à ta nature première. Ce sera inévitable, comme la marée ou le lever du soleil. Mais tu devras être prêt, et ta descendance aussi. » Louis comprenait maintenant le sentiment que son père avait éprouvé en lui transmettant ce secret : un mélange d’appréhension et de soulagement, l’approche d’une vérité inéluctable.
Il savait que le moment était venu, et contrairement à bien des retraités, il n’en ressentait aucune inquiétude, plutôt une très grande joie. Mais cette transition avait un prix. Louis portait en lui un secret qu’il ne devait révéler sous aucun prétexte. Son père et son grand-père avaient été formels : jamais, au grand jamais, il ne devait en parler. Et pourtant, il se devait d’en parler, il devait en faire l’annonce à sa famille ; il était temps.
Une réunion fut organisée dans l’ancienne maison familiale à Mont-Roux, un petit village niché au pied de la forêt de Charme-loup. Les enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants de Louis se pressaient dans le grand salon. Les murs de pierre épais de la bâtisse enchâssée dans la colline résonnaient des éclats de voix et de rires étouffés, mais une certaine solennité pesait dans l’air.
Louis se tenait debout près de la cheminée, un feu vif crépitant derrière lui, projetant des ombres dansantes sur les visages autour de lui. Jamais la pièce n’avait contenu autant de personnes. Il sourit en observant ses proches. Son regard scrutait chaque membre de sa famille. Enfin, il prit la parole d’une voix douce :
— Mes chers enfants, commença-t-il, le temps est venu pour moi de me retirer. Je quitte la direction de notre entreprise, et c’est à Eugène-Escobar, mon fils aîné, que je confie cette responsabilité.
Un murmure d’approbation parcourut la salle. Eugène-Escobar, un homme robuste avec une belle chevelure rousse, se leva avec un mélange de fierté et d’humilité. Louis posa une main affectueuse sur son épaule.
— Mon fils, tu as appris tout ce qu’il y avait à apprendre à mes côtés, dit-il. Tu connais notre histoire, nos valeurs. Je sais que tu sauras diriger notre maison avec la même bienveillance et le même respect que tes aïeux.
Eugène-Escobar hocha la tête, ému, tandis que les membres de la famille échangeaient des regards pleins de respect et de fierté. Louis continua :
— Souvenez-vous, ajouta-t-il, que nous sommes une famille liée par des liens que peu de gens peuvent comprendre. Restez fidèles à notre nom, à ce que nous représentons.
Les visages s’illuminèrent d’une fierté silencieuse, chacun percevant que cette réunion marquait la fin d’une époque, le début d’une autre. Louis sentit alors qu’il était temps de partir. Il prit sa femme Marylou, d’une beauté éblouissante avec ses cheveux roux flamboyants, dans ses bras ; ils avaient passé la nuit précédente à se promettre de se retrouver lors du départ de celle-ci.
Élise-Viviane, sa cadette, essuya une larme sincère mais rendit son sourire à son père. Arden-Rou, le petit dernier, regardait tout le monde à la recherche d’une explication quelconque à ce qu’il se passait autour de lui. La nuit passa sans grand événement, calmement, ponctuée de chants dans le vent et de rires joyeux. Rien ne vint entacher la dernière soirée auprès des siens.
À l’aube, quand la brume flottait encore autour des arbres de Charme-loup, Louis se tenait seul devant la porte de la maison familiale. Il était prêt. Il prit une profonde inspiration, laissant l’air frais du matin emplir ses poumons, puis tourna son regard une dernière fois vers la maison. Sa famille l’observait depuis les fenêtres, leurs regards mêlés de tristesse et de fierté.
Il s’éloigna lentement, marchant vers l’orée de la forêt. Chaque pas semblait le rapprocher de quelque chose de profond et d’inaltérable. Les arbres de la forêt s’élevaient devant lui, majestueux, comme s’ils attendaient son retour. La lumière douce de l’aube s’intensifiait, créant des motifs dorés sur le sol, tandis qu’il avançait dans la nature.
Arrivé à une petite clairière, il ôta son manteau et le posa soigneusement sur une pierre. Il ferma les yeux, respira profondément, et un frémissement parcourut son corps. Ses traits humains se modifièrent alors que ses mains se rétractaient, devenant des griffes fines et agiles, tandis que ses jambes se raccourcissaient et se transformaient en pattes souples. Un léger frémissement parcourut son corps alors que ses traits humains s’adoucissaient, sa peau se couvrant d’un pelage dense et roux. Ses yeux, autrefois humains, se transformèrent en yeux de renard, perçants et vifs, capturant les nuances du monde qui l’entourait avec une acuité nouvelle. Ses oreilles s’allongèrent et pointèrent de droite et de gauche, captant les sons de la forêt avec une sensibilité accrue. Un dernier frémissement secoua ses épaules alors que sa stature se réduisait, son visage se remodelant pour adopter une forme plus allongée et plus fine. Les détails de son ancienne vie, les rides et les marques du temps, se fondirent dans une fourrure lisse et soyeuse.
Lorsque le processus fut terminé, un renard roux se tenait immobile dans la clairière, les yeux fixés sur l’horizon. Son pelage brillait d’un éclat doré sous les premiers rayons du soleil, chaque mouvement empreint de grâce et de légèreté. Louis Goupilius jappa de bonheur.
Un dernier regard sur sa meute, réunie à l’orée des bois; lui arracha un petit pincement au cœur, aussitôt enporté par les odeurs matinale. Puis, d’un bond vif et gracieux, il disparut dans les profondeurs de la forêt, retournant enfin à sa véritable nature et auprès de ses aïeux…