Ὄλυμπος, maintenant mal-nommée Mont Olympe… Autrefois craint par les mortels, adulée par les prêtres, un phare de lumière divine, une orgie de colonnes blanches dressées vers le ciel, où les éclairs de Zeus claquaient comme des hymnes à l’immortalité. Vibrante aux sons des Aulos, Syrinx et percussions, elle accueillait l’extase cosmique à son apogée. Villégiature des dieux ou coulait à flots ambroisie et nectar. De jours de gloire et de puissance, ancienne demeure des titans, aujourd’hui ? Elle est devenue une vieille carcasse de marbre fendu, couvert de mousse moisie et de pigeons divins qui chient sans respect sur les fresques effacées de héros oubliés. Les nuages, jadis obéissants, s’attardent ailleurs. Le ciel, lui, s’est lassé d’éclairer ces ruines.
Les jardins suspendus, où s’ébattaient muses, dryades et autres nymphettes de luxe, ressemblent maintenant à un terrain vague où poussent des herbes maigres et arbres fruitiers décrépis. Les fontaines, qui jadis crachaient du nectar et du vin éternel, ne font plus qu’un bruit d’égout bouché. Même les cigales ont déserté. Les paons ont fini rôti. L’écho, lui, reste — mais c’est l’écho du vide, du néant, un ronflement désabusé qui traîne dans les couloirs brisés comme une vieille odeur de vin rance.
Les trônes du grand hall sont encore là, rangés comme des dents cariées dans une bouche édentée. Celui de Zeus trône toujours au centre, bancal, rafistolé avec des bouts de chaînes rouillées et des coussins défoncés qui sentent le chien mouillé. Posés sur les autres sièges, des divinités survivantes, fatiguées, se traînent comme des fonctionnaires oubliés dans un bureau administratif trop grand pour eux.
La foi des mortels, jadis leur nectar, s’était évaporée depuis des siècles, laissant les divins suffoquer dans une immortalité devenue fardeau. Et les croyances, ça fait un bail qu’elles se sont barrées vers d’autres horizons, guère plus clémentes. L’odeur des encens diffusant la volonté des dieux sur les autels, fut remplacés par un vent vicié. Autrefois les sacrifices, qui amusaient tant ces divins crétins n’étaient plus que pratiques obsolètes, témoins silencieux d’un culte oublié.
Les dieux, quant à eux, seuls les plus tenaces, ou les plus aveugles, s’accrochaient encore à l’écho lointain de leur nom, tandis que les autres s’étaient dissous dans l’amnésie collective, simples mythes de seconde zone. Miettes de souvenirs dans une bibliothèque poussiéreuse ou références dans des nanars hollywoodiens. Et l’Olympe, leur palace, leur royaume, si majestueux est devenu un hospice décrépi perché dans des nuages épars pour retraités cosmico-misérables.
Certains mortels égarés lèvent encore les yeux vers la montagne et croient voir un éclat sacré. Mais qu’ils se rassurent : ce n’est qu’un reflet de canette de bière vide abandonnée par Dionysos sur un parapet…
Zeus… Autrefois le Tonitruant, le Foudroyant, le Grand Baiseur de tout ce qui bougeait vaguement humanoïde. Aujourd’hui, il ressemble plus à un vieux chef syndicaliste qu’à un roi des cieux. Sa barbe, jadis éclatante comme une cascade de lumière, pend en fils jaunâtres qu’il trempe dans sa chope de bière discount.
Sa toge ? Décolorée, trouée, couverte de taches qui rappellent à la fois le vin, la graisse et peut-être un reste de pigeon rôti d’il y a trois mois.
Il passe ses journées assis sur son trône de travers, à marmonner des discours syndicalo-divins à l’intention d’une assemblée qui s’en fout.
« Camarades ! » beugle-t-il, la bouche pleine de miettes, « il est temps de réclamer ce qui nous est dû ! Les mortels nous ont trahis, Hollywood nous a caricaturés, les prêtres nous ont remplacés par un type qui marche sur l’eau… » Et il lève un doigt tremblant vers le plafond, espérant un éclair. Mais l’éclair ne vient pas. Depuis un bail, ses foudres se résument à une étincelle statique qui lui hérisse les poils du bras.
Alors il s’énerve, tape du poing sur la table — enfin, il essaie. La table craque, se fend encore un peu plus, et les miettes volent sur Héra qui ronfle à côté.
Elle lève un œil, soupire, et replonge dans son sommeil de déesse épuisée par des millénaires de disputes conjugales.
Zeus continue son cirque, persuadé qu’il est encore écouté. Il rêve de grèves divines, d’ultimatums envoyés aux mortels, d’un retour triomphal sur la Terre. Mais personne ne l’écoute. Même les échos dans les colonnes effondrées bâillent d’ennui.
Alors il râle, tel un vieux Dédé au comptoir d’un bistrot fermé : « Bordel… dans mon temps, on sacrifiait des taureaux en mon honneur ! Maintenant, les mortels sacrifient quoi ? Leur temps de cerveau disponible pour des pubs de dentifrice et des influvoleurs débiles ! »
Son regard noir se tourne vers le ciel gris. Il crache, mais sa salive sèche avant de toucher le sol. L’air lui-même semble avoir cessé de croire en lui.
Dionysos, dieu du vin, des excès, des orgies… En théorie. En pratique ? Un poivrot invétéré qui s’accroche à son gobelet en plastique comme à une relique sacrée. Jadis, ses fêtes faisaient trembler la terre entière, enivrant les rois et déchaînaient les foules. Maintenant, il se contente de descendre des cubis achetés en promo dans un supermarché grec au pied de l’Olympe. Du rouge acide, coupé à l’eau de pluie, qu’il boit comme s’il s’agissait encore du nectar des dieux.
Il a grossi. Pas le ventre généreux du bon vivant, non. Le ventre mou et gonflé du mec qui ne bouge plus de son fauteuil, sauf pour pisser dans une jarre fendue. Sa peau est marbrée de veines bleutées, son nez rouge ressemble à une petite planète alcoolisée en orbite autour de sa face bouffie. Ses yeux ? Deux trous noyés dans un marécage de larmes et de piquette décomplexée.
On raconte qu’il essaye parfois de relancer une orgie. Il déploie ses bras gras, appelle les Ménades — mais elles ne viennent plus. Les rares qui se pointent sont des souvenirs, des silhouettes translucides qui disparaissent à la première lumière du matin. Alors, il se rabat sur des pigeons rôtis et des bouteilles de vinaigre, accompagné par le râle de ses pets foireux.
Son seul vrai public, ce sont les touristes égarés qui viennent grimper l’Olympe avec leur sac à dos et leurs chaussures de randonnée. Dionysos les accoste comme un vieux dealer au bout de la rue : « Hééé… toi… viens boire un coup avec un dieu ! J’te fais goûter l’éternité… » Les mortels, mi-effrayés mi-amusés, lui tendent une bière en canette, prennent une photo et repartent en riant. Dionysos reste seul, la canette vide serrée contre lui comme une offrande dérisoire.
Il a encore un pouvoir, un seul : faire oublier, un instant, la merde environnante. Quand il rit, son rire grasseyant roule comme un tonnerre moqueur dans les couloirs fissurés de l’Olympe. Mais le rire s’éteint vite, et ne reste qu’un hoquet.
Aphrodite… jadis la déesse des déesses, incarnation de la beauté éternelle, muse des poètes, fléau des épouses jalouses. Aujourd’hui ? Une starlette sur le retour, coincée dans son propre miroir fêlé.
Sa peau, autrefois douce comme le marbre poli, s’est couverte d’un maquillage trop épais, qui craquelle au moindre sourire. Ses cheveux, jadis une cascade dorée, tiennent debout grâce à trois bombes de laque premier prix. Ses lèvres gonflées à force de supplier Héphaïstos de lui bricoler des injections bricolées ressemblent à deux boudins de charcuterie. Et pourtant, malgré tout… malgré le grotesque, il reste un éclat, un truc qui accroche. La beauté refuse de mourir complètement, elle s’accroche comme une vieille chanson qu’on a trop entendue mais qui colle encore à l’oreille.
Aphrodite s’habille de robes transparentes qui sentent la naphtaline et le parfum bon marché. Elle parade dans le grand hall de l’Olympe comme sur un tapis rouge imaginaire, posant devant des spectateurs absents. Parfois, elle s’installe au bord des colonnes brisées et fait semblant d’attendre les photographes. Quand un touriste passe, elle lui sourit avec l’intensité d’une actrice de cinéma muet… et le pauvre mortel prend une photo, pensant immortaliser une cosplayeuse un peu trop investie.
Elle tente encore de vendre sa marque : « Aphrodite, l’essence de la beauté éternelle ». Mais personne n’achète. Les mortels préfèrent des pubs de parfums modernes, avec des mannequins photoshopés. Alors elle s’invente des campagnes publicitaires dans sa tête. Elle se met en scène dans des spots imaginaires où elle marche au ralenti sur une plage, le vent dans ses cheveux postiches, et où une voix grave susurre : « L’amour… par Aphrodite ».
Quand la nuit tombait, le masque de fard craquait, révélant non pas la déesse, mais une femme brisée. Aphrodite se recroquevillait dans un coin, ses larmes salées traçant des sillons dans le maquillage épais. Elle murmurait les noms de ses anciens amants — Arès, Adonis, Hermès… non pas comme des prières, mais comme des reproches silencieux à un passé qui refusait de la reconnaître. Elle savait qu’ils ne viendraient plus, que son éclat n’était plus qu’un souvenir fané, et cette lucidité, plus que la solitude, était sa véritable torture. Alors elle s’endormait en serrant contre elle un vieux flacon vide de parfum, son unique relique d’une beauté perdue, se demandant si même le souvenir de l’amour pouvait survivre à tant de laque et de désespoir.
Hadès n’a jamais eu besoin de fleurs, ni de prières, ni d’encens parfumés pour régner. Son royaume, c’était la Mort — et la Mort, elle, ne manque jamais de fidèles. Alors, quand l’Olympe s’est effondré, lui, il a continué son petit business. Discret, efficace, obséquieux.
Dans les sous-sols humides de la montagne, son empire grouille encore. Les couloirs du Tartare résonnent toujours des gémissements des damnés, et les Champs Élyséens offrent toujours leur faux paradis aux morts méritants.
Mais tout ça, est… comment dire ? Géré en mode low-cost. Moins de personnel, moins de luxe. Les juges des Enfers, jadis imposants, travaillent à mi-temps et se plaignent de leurs contrats précaires. Devant les portes anciennement monumentales, devenues un petit passage sordide dans l’arrière-cour d’une station-service, rongeant un vieil os tout moisi, Cerbère, le molosse à trois têtes, n’aboie plus qu’avec deux gueules : la troisième s’est atrophiée, faute d’âmes fraîches à croquer.
Hadès, lui, a troqué son casque d’invisibilité pour un costume noir mal coupé, façon vieil avocat ou banquier véreux. Il ressemble à un PDG fatigué, toujours en train de consulter des registres interminables, griffonnés sur des tablettes moisies. Ses yeux, deux trous de charbon, scrutent le monde des vivants avec un sourire en coin. Car si les mortels ne prient plus… ils meurent toujours. Et ça, c’est son jackpot.
Il s’est même modernisé, à sa manière. Dans un coin de son antre, il a bricolé un système de fiches et de dossiers pour suivre les décès. Un immense open-space de damnés s’occupe de la paperasse infernale : enregistrements de décès, assignations aux limbes, réclamations éternelles. L’Enfer est devenu une administration kafkaïenne où les âmes patientent des siècles dans des files d’attente.
Hadès prospère. Il prospère dans le silence, comme un vautour patient. Mais ce qui le ronge, c’est l’absence de reconnaissance. Sur Terre, on se souvient encore vaguement de Zeus, d’Aphrodite, d’Hercule… mais lui ? Oublié, effacé des discours. Il n’a droit qu’à des clichés cinématographiques de vieux barbu méchant ou de patron de l’Enfer en flammes. Rien à voir avec sa vraie fonction, beaucoup plus subtile. Alors il rumine, il rage, mais il attend. Car il sait qu’un jour, la mort reprendra le pouvoir sur la vie. Et ce jour-là, il sortira de l’ombre.
En attendant, il boit son café noir (très noir, avec un soupçon de cendres humaines) et signe les formulaires de damnation éternelle, bref, il s’emmerde grave…
Et les autres, me diriez-vous ? Tous n’ont pas disparu. Pas encore. Mais la plupart végètent, comme des vieilles gloires de la chanson qu’on ressort une fois l’an dans une émission ringarde.
Héra, la reine déchue, traîne sa jalousie comme une vieille robe de mariée qu’on n’a jamais lavée. Elle passe ses journées à compter les adultères de Zeus — sauf qu’il n’y en a plus. Alors elle se console en espionnant les mortels avec des jumelles cassées, persuadée de voir partout des infidélités. Elle note tout dans de petits carnets qui moisissent sur son trône. Parfois, elle engueule le vide, persuadée qu’une nymphe vient encore lui piquer son mari. Mais le mari ronfle, et la nymphe n’existe plus.
Arès, lui, s’épuise. Dieu de la guerre… oui, mais la guerre a changé. Les mortels se flinguent avec des drones, des bombes nucléaires, des frappes chirurgicales. Plus besoin d’un dieu sanguinaire avec son glaive. Alors Arès boxe l’air, hurle tout seul dans les couloirs, et se bat contre des pigeons. Ses muscles s’amincissent, son casque rouille. Le monde moderne ne veut plus de lui. La guerre sans gloire l’a effacé, remplacé par des boutons rouges qu’on presse dans des bunkers climatisés.
Hermès, le messager, a bien cru pouvoir survivre avec la technologie. Mais Internet et les satellites l’ont supplanté. Ses sandales ailées prennent la poussière. Il a essayé de livrer des colis, un temps, mais Amazon l’a écrasé comme un moustique. Maintenant, il court encore dans les couloirs vides de l’Olympe, essoufflé, tentant de livrer des messages à des dieux qui n’écoutent plus. Sa voix résonne, mais ne trouve plus d’oreilles.
Poséidon, le grand frère salé, s’est échoué. Ses océans, jadis vénérés, sont maintenant souillés de plastique et de mazout. Les prières des marins se sont taries. Alors il erre sur les côtes, tel un clochard des mers. Ses tridents rouillés traînent dans le sable, ses cheveux sentent la vase. On raconte qu’on le croise parfois, titubant sur un port, tentant d’intimider des cargos qui ne le voient même pas. Ses colères déclenchent de petites vagues ridicules, des clapotis bons à endormir des mouettes.
Artémis, la chasseresse, elle, s’est retirée. Elle s’accroche encore, maigrement, aux prières éparses de quelques écolos ou féministes exaltées qui la brandissent comme symbole. Mais sa meute de chiens a crevé, et ses flèches se cassent. Elle chasse seule dans des forêts qui rétrécissent, traquant des cerfs qui n’existent plus que dans des réserves protégées. Son regard reste dur, mais ses épaules ploient. Elle sait que sa fin approche.
Et puis il y a les absents définitifs. Hestia, oubliée dans l’ombre des foyers modernes. Déméter, étouffée sous l’agriculture industrielle. Héphaïstos, broyé par l’acier des usines. Tous avalés par l’oubli, dissous comme des fantômes sans nom.
Ainsi va l’Olympe : une maison de retraite pour divinités déchues, où chacun tente de bricoler son éternité avec des restes de souvenirs et quelques miettes de croyance. Leurs rires se sont tus, leurs colères sont devenues des grincements, et leurs amours de vieilles querelles sans spectateurs.
Le soir tombe sur l’Olympe. Pas un crépuscule flamboyant comme autrefois, quand les nuages se gorgeaient de pourpre et d’or avant de s’incliner devant les dieux. Non. Juste un ciel gris, un peu malade, qui s’effiloche sur les cimes. Les colonnes de marbre, brisées, se dressent comme des dents pourries dans une mâchoire géante. Les statues fendues sourient encore, mais d’un sourire fêlé, presque cruel.
Les dieux s’éparpillent dans leurs ruines comme des pensionnaires d’asile. Zeus rumine ses discours devant une assemblée vide, Dionysos cuve son vin de cubi sur le sol froid, Aphrodite ajuste son rouge à lèvres dans un miroir éclaté, Arès tape dans le vide, Hermès court pour rien, Poséidon pleurniche face à une bassine d’eau sale, Artémis se perd dans des bois qui n’existent plus. Hadès, lui, ne monte presque jamais : il préfère ses caves pleines d’ombres et du gémissement des mortels.
Un vent froid traverse la grande salle, soulève les poussières et les miettes de banquets oubliés. Ce vent, vague relique d’Éole est le seul fidèle qui leur reste : il revient toujours, même s’il ne croit en rien. Il siffle entre les colonnes, se moque de leurs trônes, ricane dans les oreilles divines. Et les dieux, las, le laissent faire…
Il y a encore parfois un éclat. Une étincelle ridicule. Un éclair de Zeus, minuscule comme un briquet défaillant. Une vague de Poséidon qui éclabousse à peine une pierre. Une flèche d’Artémis qui ricoche contre un mur. Des restes de grandeur, perdus dans le néant.
Et pourtant… malgré la décrépitude, malgré la poussière et l’oubli, quelque chose persistait. Une tension palpable dans l’air vicié de l’Olympe. Comme si, à force d’être racontés, filmés, caricaturés, les dieux refusaient, par pur entêtement divin, de s’éteindre. Leur gloire était pourrie, leur pouvoir effiloché, mais leur nom, lui, s’accrochait aux lèvres des mortels, un murmure tenace dans le grand vacarme du monde. Et tant qu’un mortel, quelque part, prononcerait « Zeus », « Aphrodite » ou « Hadès », ils ne disparaîtraient pas. Pas complètement. Condamnés à cette survie grotesque, ils attendaient. Misérables, pathétiques, grotesques. Mais immortels, malgré tout, dans cette maison de retraite cosmique, où les échos de leur grandeur passée se mêlaient aux grincements de leur éternité ratée. L’Olympe, cette silhouette brisée dressée contre un ciel indifférent, restait le monument absurde d’une immortalité sans fin, une blague cosmique dont personne ne riait plus, sauf peut-être le vent…
Oh, limbes… oh, désespoir….